La plupart des dirigeants fondateurs de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) – aujourd’hui Union Africaine (UA) – ne sont pas connus pour leur soutien à la liberté de la presse et au régime démocratique. Pourtant, ils avaient une vision forte du rôle capital que les médias devaient jouer dans la libération et l’intégration du continent. En effet, l’une des premières résolutions de la 1ère Conférence des chefs d’État et de gouvernement africains, tenue à Addis-Abeba du 22 au 25 mai 1963, a appelé à « la création d’une Agence de presse africaine ». Après une gestation de 20 ans, l’Agence de presse panafricaine (PANA) a finalement été officiellement lancée en 1983, grâce à la coopération technique et financière de l’UNESCO, à travers son Programme international pour le développement de la communication (PIDC). Malheureusement, l’agence de presse continentale n’a jamais joué un rôle significatif jusqu’à sa privatisation en 1997.
Plus de 50 ans après l’indépendance de la plupart des pays africains, il est triste de constater que le paysage médiatique du continent reste l’un des plus faibles au monde, particulièrement, comparé à celui de l’Asie ou à l’Amérique latine. Au cours de mes nombreux voyages à travers le continent et dans le monde, j’ai eu l’occasion de discuter du rôle des médias à plusieurs reprises. Presque partout, le rôle de « sentinelle » est celui que la plupart des professionnels des médias retiennent comme le plus essentiel. Ceci signifie clairement qu’il incombe aux médias de demander des comptes à tous les acteurs de la société : de la politique à la société civile, en passant par le monde des affaires, le monde universitaire et, bien sûr, les médias eux-mêmes.
L’intégration, dans sa signification la plus simple, renvoie à la libre circulation des personnes, des biens, des services et des idées à travers le continent (y compris dans les États insulaires/petits États). Dans ce contexte, un ressortissant de tout pays africain serait en mesure de voyager, d’effectuer des transactions et d’établir sa résidence dans n’importe quelle autre nation africaine sans entrave. Malheureusement, nous sommes loin de ce scénario. En effet, passer d’un pays à un autre reste un grand défi. Cela a été brillamment documenté par le Forum économique mondial dans son rapport de 2015 intitulé « Déverrouiller l’Afrique : simplifier les visas pour favoriser la libre circulation des talents ». En anglais : « Unlocking Africa: simplifying visas to allow the free flow of talent ».
L’Agenda 2063, qui est le plan de développement économique et humain du continent, élaboré en 2013 et soutenu par l’UA, avec l’appui de la Banque africaine de développement (BAD) et de la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), définit 7 aspirations pour « l’Afrique que nous souhaitons avoir » et l’aspiration numéro 2 est « Un continent intégré, politiquement uni et basé sur les idéaux du panafricanisme et la vision de la Renaissance de l’Afrique ». Ces mots auraient certainement pu être ceux des dirigeants fondateurs de l’OUA en 1963. Ils sont encore plus pertinents aujourd’hui que jamais.
Pour tenir les promesses de l’Agenda 2063, il faudrait assurer l’implication de toutes les parties prenantes où qu’elles se trouvent sur le continent. Les médias, en particulier, doivent s’investir pour amener les dirigeants politiques à rendre compte sur les progrès et réalisations dans le cadre de l’intégration régionale que bon nombre d’observateurs considèrent comme étant essentielle pour la transformation de l’Afrique. Les organes de presse ne doivent pas seulement assurer le suivi et rendre compte des progrès et difficultés notés au sein des Communautés économiques régionales (CER) et au-delà, mais elles doivent également aider à amener les dirigeants encore récalcitrants ou réticents à honorer leur engagement par rapport à l’Agenda 2063. Un moyen efficace d’y parvenir serait de nouer des partenariats médiatiques transfrontaliers qui proposeraient des reportages pluri-plateformes sur les valeurs de l’intégration et qui souligneraient les avantages que cela offre aussi bien aux citoyens qu’aux États. Sans un engagement ferme des acteurs médiatiques à jouer ce rôle de sentinelle critique qui est au cœur de son mandat, le plan de développement continental visionnaire et ambitieux aura de faibles chances de réussite.
Bon nombre d’acteurs de l’industrie des média avancent que la mobilisation des ressources pour une telle entreprise n’est pas une priorité imminente, compte tenu des défis énormes auxquels ils sont confrontés dans leurs entreprises minées par l’absence de liberté de la presse, le manque de capital, l’adaptation à l’innovation numérique dans un contexte en constante évolution marqué par de profonds bouleversements dans la manière dont les nouvelles et les informations, ainsi que les autres produits des médias sont recueillis, produits, distribués et consommés.
Pour avoir séjourné dans presque tous les pays d’Afrique et pour avoir étudié le paysage médiatique de ces différents pays, je peux attester des énormes défis auxquels font face les médias. Cependant, ils ne doivent pas justifier l’abdication du rôle et de la responsabilité du 4ème pouvoir à amener les dirigeants à rendre compte sur un aspect aussi crucial qu’est l’intégration africaine. Les médias doivent assumer ce rôle, sans plus tarder, pour rester pertinents, surtout au moment où presque partout sur le continent, tout le monde a une voix et peut se faire entendre grâce à la technologie mobile et aux médias sociaux.
En 2018, AllAfrica entend servir de fer de lance à ce projet. Nous mobiliserons nos partenaires, aussi bien au sein qu’en dehors de l’industrie des médias, et chercherons à promouvoir et à explorer pleinement les résultats de l’Indice de l’intégration régionale africaine (African Regional Integration Index, ARII). Il s’agit d’un outil de suivi élaboré par la CEA, l’UA et la BAD pour assurer le suivi des progrès réalisés dans le cadre de l’intégration régionale. Il a été publié pour la 1ère fois en 2016 et une 2ème édition sera publiée en 2018.
Je doute qu’il y ait des conditions parfaites pour que les médias assument pleinement leur rôle et, sans nul doute, cela ne se produira jamais nulle part dans le monde. Cependant, le plus tôt les dirigeants de l’industrie des médias assumeront leur responsabilité de participer au développement du continent, plus ils auront de chances de rester pertinents dans des sociétés où ils sont toujours indispensables. Pour reprendre les mots de feu Nelson Mandela, « cela paraît toujours impossible jusqu’à ce que ça devienne réalité ».
AMADOU MAHTAR BA
La version anglaise de cette chronique à retrouvera ICI.
Amadou Mahtar Ba est co-fondateur et président de AllAfrica Global Media, Inc – propriétaire et exploitant du site http://allAfrica.com, le plus grand fournisseur de contenu sur l’Afrique. Monsieur Ba est membre de plusieurs Conseils d’administration et participe à plusieurs groupes de travail internationaux. Notamment, le Groupe de haut niveau sur l’autonomisation économique des femmes du Secrétariat général des Nations Unies ; le Réseau des conseils mondiaux du Forum économique mondial, l’Institut démocratique africain. Il figure parmi les juges du Prix du journaliste africain.
Mahtar Ba a reçu de nombreux prix et reconnaissances en Afrique, en Europe et aux États-Unis. Il a été élu par New African Magazine parmi les 100 Africains les plus influents pendant 3 années consécutives. Le magazine Forbes l’a classé parmi les 10 hommes les plus puissants d’Afrique, en février 2014.
Amadou Mahtar Ba a été formé au Sénégal, en France et en Espagne. Il parle couramment le français, l’anglais, l’espagnol, le peul et le wolof.