Sibeth N’Diaye, une « Africaine » nommée porte-parole du gouvernement français, pourrait-on dire. Ce n’est qu’en juin 2016 que cette Sénégalaise âgée de 37 ans, s’est naturalisée française. Soit moins d’un an avant la dernière élection présidentielle en France. La jeune dame, qui n’a jamais fait une école de journalisme ni de communication, est conseillère presse et communication d’Emmanuel Macron. Sibeth N’Diaye est l’une des chevilles ouvrières de la victoire du jeune président.
Sibeth N’Diaye aurait-elle eu cette opportunité dans la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui, pourtant terre de migrations ? Assurément, elle serait taxée d’étrangère. Des médias en auraient fait leurs choux gras, titrant que « le pays est aux mains des étrangers » et passer à côté de l’essentiel. Ailleurs, la nationalité n’est rien du tout. Ce qui compte, c’est le talent qu’on a. Peu importe le domaine (sport, économie, science, technologie,…). Aux États-Unis, il y a une telle « banalisation » de la nationalité américaine que, chaque année, on désigne à la loterie des milliers d’étrangers qui n’ont jamais posé le pied dans le pays pour les faire citoyens américains.
Dans notre pays où le besoin de développement devrait en appeler au savoir-faire de tout le monde, l’étranger est vu comme un individu étrange. On fait fi de ses compétences. Le comble, c’est quand des Ivoiriens traitent d’autres Ivoiriens d’étrangers. Pour raisons économiques, les Koulango, Lobi et Baoulé qui ont migré vers les forêts de Sikensi, Adzopé et Soubré (au Sud) pour s’adonner à la production de cacao, sont désignés sous le vocable « étrangers » par les Abidji, Attié et Bété. À Bouaké, Korhogo, Bondoukou (au Centre et Nord), des fonctionnaires originaires de San-Pedro, Akoupé, Divo sont appelés « étrangers » par des Baoulé, Sénoufo et Abron/Koulango.
Les différences ethniques et linguistiques sont autant de « boucliers » qui protègent l’un contre l’autre sur le même territoire national. Alors qu’on parle d’État et de République de Côte d’Ivoire, intellectuels et analphabètes de chaque groupe tiennent presque le même propos pour défendre des intérêts communautaires : « Chez nous les Bété, un étranger ne peut pas être chef ! ». « Chez nous les Abron, un étranger ne peut pas commander ! ». « Chez nous les Kroumen, un étranger ne peut pas posséder la terre ! ». « Chez nous les Agni, un étranger ne peut pas faire ceci ! ». « Chez nous les Ébrié, un étranger ne peut pas faire cela ! ». Ou encore mon père qui m’a plusieurs fois conseillé : « Mon fils, je t’en prie, ne te marie pas avec une fille agni ! Épouse une femme de chez nous ! ». C’est comme s’il faut préserver sa pureté ethnique et linguistique.
Chaque peuple se cramponne sur ce qui le rend particulier, différent. Chacun voit le migrant presque comme une menace pour sa communauté. Quand on prône inconsciemment le repli identitaire (repliement sur soi de chaque ethnie), une banale dispute entre deux vendeuses dans un marché peut déboucher sur un affrontement intercommunautaire. Ce type de conflits éclate régulièrement en Côte d’Ivoire. Des voisins qui vivent en concorde deviennent subitement ennemis en mettant en avant, chacun, sa différence ethnique. On met le feu aux biens (maisons, ustensiles de cuisine, vêtements, motos, voitures) de l’autre.
Le dernier affrontement de ce genre en date est celui du 1er avril 2019 entre populations yacouba et malinké à Bin-Houyé, dans l’Ouest. Un accident de la circulation ayant occasionné la mort d’un jeune homme a suscité une vive réaction qui a conduit au saccage de domiciles. Avant ce conflit, il y a eu ceux de Zouan-Hounien (novembre 2018), Djébonoua (17 février 2018), Azaguié (13 mars 2017), Bouna (23-24 mars 2016).
L’un et l’autre cas montrent que les liens qui unissent un groupe socio-linguistique à un autre n’est pas suffisamment solide pour ne pas s’opposer violemment. Le sentiment d’appartenance au même espace appelé pays, après plus d’un quart de siècle d’indépendance, n’est pas ancré dans les consciences des communautés qui peuplent la Côte d’Ivoire. On met l’accent sur ce qui divise (l’ethnie) que sur ce qui unit (la Nation). Les réflexes diviseurs sont plus forts. Lorsqu’on fait connaissance avec quelqu’un dans la rue ou dans un transport en commun, on lui demande tout de suite : « tu viens d’où ? De quelle région du pays ? ». Les 60 groupes ethniques que compte la Côte d’Ivoire n’ont pas réussi à se fondre dans un ensemble. Ils n’ont pas su former un bloc homogène en vue d’une destinée commune. Au contraire.
En période électorale, les particularismes ethniques deviennent nocifs pour la cohésion sociale. Ils s’expriment en opposition entre populations autochtones et allochtones. Le jeu politique se mue en conflits intercommunautaires. C’est dans un tel contexte que des milliers de migrants (Baoulé, Lobi, Koulango/Abron…) ont été chassés de leurs champs de cacao pendant la crise née de l’élection présidentielle de 2010. Parmi ces Ivoiriens contraints de retourner dans leurs localités d’origine (villages du Centre, Nord, Nord-Est), certains totalisaient plusieurs décennies de présence dans les zones forestières du Sud. D’autres y sont nés et n’ont nulle part où aller.
OSSÈNE OUATTARA