Pour leurs intérêts, ils ne reculent devant rien. Ils n’ont cure des menaces et mises en garde des préfets, présidents des comités de veille mis en place dans chaque département pour surveiller la bonne commercialisation des noix de cajou. Mais cette fois, les trafiquants d’anacarde ont poussé le bouchon loin. Trop loin même !
La presse a fait écho de l’outrecuidance dont ont fait montre des exportateurs illégaux d’anacarde envers le directeur général des douanes, dans la nuit de mercredi 13 juin à 00h30. Alors que le Colonel-Major Da Pierre était à Bondoukou dans le cadre des activités de son parti politique, l’information lui est parvenue qu’une colonne de 35 camions acheminait frauduleusement des noix de cajou vers le Ghana. Il s’est rendu en pleine brousse pour interrompre le voyage. Mais les choses ne se passeront pas facilement pour le patron des gardiens de l’économie nationale. Sur place, lui et l’officier commis à sa sécurité sont pris à partie. Dans un état d’excitation, les trafiquants ont causé des dommages à 2 véhicules, dont celui du Colonel-Major. Appelée en renfort, la gendarmerie a traîné les pas avant d’arriver sur les lieux. Le convoi de camions a été contraint de rebrousser chemin.
Dans un communiqué publié le 15 juin sur sa page Facebook, la direction générale des douanes a joué la carte de l’apaisement. Préférant sauver les apparences d’une collaboration entre gendarmes et douaniers. « Il [le directeur général des douanes, NDLR] s’est immédiatement rendu au peloton mobile de la Gendarmerie où le Commandant n’a fait aucune difficulté à le faire appuyer par ses éléments », selon le communiqué. Ou encore « Les agents de la gendarmerie qui lui ont prêté main forte et les agents des douanes en service, ont eux aussi regagné leurs postes de travail sains et saufs ». Plusieurs sources ont affirmé le contraire d’ « agents de la gendarmerie » ayant « prêté main forte ».
Des questions !
Place aux interrogations, après l’euphorie suscitée par l’affaire. Pourquoi, malgré les campagnes de sensibilisation du Conseil du coton et de l’anacarde (CCA) contre les conséquences de la sortie frauduleuse du cajou par les frontières terrestres, le phénomène a du mal à être enrayé ? Da Pierre aurait-il pris autant de risque en affrontant lui-même les trafiquants, s’il n’est pas natif de Bondoukou ? En effet, que dira-t-on du directeur des douanes si c’est de sa ville que fuit l’anacarde vers le Ghana voisin ? Présent dans la « ville aux mille mosquées » au moment du convoi frauduleux, le chef des soldats de l’économie pouvait-il être informé sans réagir comme il l’a fait ? Où étaient les douaniers affectés à Bondoukou lorsque les camions ont quitté la ville en direction du Ghana ?
Ces trafiquants de noix de cajou ne sont pas des anonymes, à Bondoukou. Organisés en groupes, ils ont des noms et des visages. A. K. alias John, Gnabia, K. K. Jean-Paul (le téméraire qui a délibérément percuté le pare-choc avant de la voiture du Colonel-Major des douanes), O. Y. alias Oyak. Et bien d’autres encore. Ils opèrent au vu et au su de tous. Contactés, John et Gnabia n’ont pas accepté répondre à nos questions.
Au début de la campagne 2018, l’hystérique Jean-Paul a menacé de mort quelqu’un qui essayait de bloquer son convoi sur l’axe Gouméré-Nao. Peu avant l’altercation avec le patron des douanes, le même groupe s’est violemment pris à une équipe de télévision partie à Bondoukou faire un reportage sur l’exportation illicite de l’anacarde. Les trafiquants ont confisqué le matériel de reportage du journaliste Eugène Atoubé avant que la police restitue les caméras qu’elle dit avoir trouvées « abandonnées dans un caniveau ». L’équipe a été contrainte de retourner à Abidjan sans avoir tourné à Bondoukou.
Des forces de sécurité qui cèdent à l’argent
Le sentiment d’invincibilité et de toute-puissance qui anime ces « mafieux » est renforcé par la complicité des forces de sécurité (militaires, gendarmes, policiers, douaniers) postées sur les voies de passage, le long de la frontière avec le Ghana. À chacune d’elles, des sommes d’argent sont remises pour laisser passer les convois de noix de cajou. Un exportateur frauduleux nous l’a confirmé. « Tout le monde mange sur la frontière », assure-t-il. L’homme en veut pour preuve le temps long qu’a « délibérément » mis la gendarmerie avant de répondre à la sollicitation du directeur des douanes, en pleine brousse face à des surexcités.
Le trafic fait empocher de l’argent. Facilement. Les unités spéciales envoyées dans le Gontougo pour combattre la fuite des produits ne résistent pas aux sommes faramineuses que leur donnent les exportateurs illégaux. Environ 1,2 million de francs CFA par camion et pour moins de 20 km à parcourir. Des faux frais de route distribués entre les forces en présence : corps habillés (toutes uniformes confondues) et autres bandes de racketteurs. Notamment des jeunes. De l’argent cadeau. Exactement comme en 2013. Des douaniers s’étaient battus à cause de l’argent de l’anacarde. Chacun voulant contrôler le butin. L’affaire avait fait grand bruit.
Comme les apparences peuvent être bien trompeuses ! Même la personne loin de tout soupçon trouve son compte dans ce juteux trafic. Ceux qui combattent de jour ce fléau ont leur part de gâteau, à la nuit tombée. Le médiateur n’est pas aussi saint qu’il laisse transparaître à travers ses missions de bons offices pour régler l’incident du mercredi 13 juin 2018. Vu le grand tollé général, les officiers de police judiciaire pouvaient-ils se taire sur l’affaire ? C’est quand même à monsieur le directeur général des douanes que des « mafieux » bien connus s’en sont pris ! Sept d’entre eux ont été auditionnés pendant des jours. Mais ils sont laissés libres. Des jeunes à qui ils ont l’habitude de remettre de l’argent avaient envahi le commissariat pendant les auditions. Menaçant de semer le chaos, si un seul trafiquant est incarcéré.
Les financiers
Les personnes qui financent les exportateurs illégaux sont des opérateurs économiques ghanéens. Ou encore des expatriés asiatiques installés dans l’État voisin. Matanga et Jah Six sont les noms qui reviennent souvent. Ces Ghanéens seraient les intermédiaires entre les acheteurs internationaux situés de l’autre côté de la frontière et les « fournisseurs » ivoiriens. À chaque début de traite de l’anacarde, ces 2 personnes se rendent régulièrement à Bondoukou. Des sources affirment que ces hommes d’affaires financent les trafiquants à hauteur de centaines de millions de francs CFA. Avec ces moyens colossaux, aucun risque de perte si le kilogramme de noix cajou est acheté dans le Zanzan au-dessus du prix plancher arrêté par le gouvernement. Tandis que dans les autres régions productrices, le prix bord champ peine à franchir la barre en-dessous de laquelle aucun achat n’est autorisé. En principe.
Ce privilège du District du Zanzan, en vertu de sa proximité avec le Ghana, est un « désavantage » pour l’économie nationale. Une poignée de gens s’enrichissent au détriment du grand nombre. Les énormes quantités des noix de cajou ivoiriennes qui traversent indûment la frontière échappent aux prélèvements pour le compte du Trésor public.
Des chargements livrés à crédit
Peu de personnes le savent. La plupart des chargements d’anacarde livrés illicitement au Ghana sont soldés à crédit. C’est la technique des acheteurs installés sur le sol ghanéen pour s’assurer la continuité du lien de dépendance des trafiquants vis-à-vis d’eux. En procédant de la sorte, ils sont sûrs du maintien des ravitaillements en noix de cajou brutes provenant de Côte d’Ivoire jusqu’à la fin de la campagne de commercialisation. Pour un camion qui décharge à Sampa (Ghana), une partie de la cargaison est soldée. Le paiement du reliquat est renvoyé à la prochaine livraison. Aucun risque n’est donc assez grand pour les trafiquants. Qui convoient nuitamment des produits sur des pistes dangereuses. Ils bravent l’interdiction des autorités. Sous peine de voir leur argent bloqué par des partenaires situés de l’autre côté.
L’incident qu’ils ont créé avec le directeur des douanes les a quelque peu déroutés. Mais pas au point de les dissuader d’organiser la fuite de l’anacarde vers le pays du président Nana Akufo-Addo. Une semaine après la déconvenue avec le Colonel-Major Da Pierre, les trafiquants ont repris leur travail. Les premiers convois sont passés par Gouméré, à 30 km au Sud de Bondoukou. Laissant l’axe qui mène à Tissié, le plus court pour entrer au Ghana.
OSSÈNE OUATTARA