L’anacardier, une plante introduite dans les régions nord du pays pour lutter contre la désertification. L’anacarde (noix de cajou) n’occupait pas une place centrale à Bondoukou, il y a 30 ans. Relégué au second plan face au binôme café-cacao. Aujourd’hui, les populations n’ont pas le choix. Avec la disparition progressive de leurs vergers, la noix de cajou a gagné en prestige.
Dans le Zanzan, l’importance de l’anacardier n’est plus à démontrer. Les plantations s’étendant à perte de vue. L’on compte désormais sur les fruits de cette plante pérenne. Quand arrive la traite, toutes sortes d’appétits s’aiguisent. Les passions se déchaînent pour laisser transparaître les multiples problèmes liés à la commercialisation du produit.
Les problèmes de l’anacarde
Depuis que la noix de cajou a pris la place de la fève de cacao, les campagnes se suivent et se ressemblent. Jamais une année sans problème au niveau de la commercialisation du produit. Plusieurs maux perturbent le secteur cajou.
Le prix bord-champ
L’intérêt du gouvernement pour la filière anacarde reste moindre par rapport à l’organisation méticuleuse mise en place pour gérer le binôme café-cacao. Conséquence, le secteur est soumis au diktat des multinationales asiatiques. Quasiment seules entreprises intervenant dans le négoce de l’anacarde. Ce sont elles qui fixent les prix. Rarement les cours ont tendance à une hausse continue.
Sur ce marché aux humeurs changeantes, minces sont les marges de manœuvre de l’Autorité de régulation du coton et de l’anacarde (ARECA). Cette structure rattachée au ministère de l’Agriculture ne peut grand-chose pour obtenir un prix rémunérateur aux producteurs.
Le schéma est classique. À chaque traite, les cours commencent timidement : 100 francs CFA, le kg. À ce prix, rares les paysans qui vendent leurs récoltes. Le kg monte à 150 francs CFA. Puis à 200 francs CFA. Ensuite à 250 francs CFA pour s’arrêter autour de 300 francs CFA.
Les producteurs qui voudront faire de la rétention en attendant une meilleure offre courent le risque de vendre leur produit à vil prix. Les cours peuvent subitement chuter à 100 francs CFA. Surtout quand le tonnage voulu par les exportateurs est sur le point d’être atteint. À prendre ou à laisser. Vaut mieux vendre son anacarde à un prix dérisoire que de l’avoir sous les bras. Ce qui est arrivé l’an dernier : 10.000 tonnes de noix invendues jusqu’en janvier 2013. Dans cette situation, chaque acheteur va de sa propre proposition. En contradiction du montant arrêté par l’organe de régulation. Situation encore pire quand les récoltes sont abondantes.
Pour cette campagne 2013, le prix bord-champ du kg est fixé à 200 francs CFA. Ailleurs, on l’a acheté beaucoup moins. Présentement, à Bondoukou, le prix se négocie entre 75 et 125 francs CFA. Sur le même territoire national, et pour le même produit agricole, le prix d’achat diffère d’un lieu à l’autre. L’ARECA est impuissante face à cette disparité. Un manque d’uniformité, conséquence de la dérégulation et de la forte dépendance du marché extérieur. Le secteur du cajou n’a pas de bourse pour en garantir les prix. Mal amplifié par les difficultés d’acheminement et d’entreposage des stocks.
Les tracasseries routières
La Côte d’Ivoire, pas un bon exemple en matière de fluidité routière. Les opérateurs économiques dépensent trop d’argent sur les routes. Les tracasseries, une des causes de la mévente de la noix de cajou.
C’est de Sampa, au Ghana, que les Asiatiques opèrent à Bondoukou. Pourquoi ? Parce que les routes ivoiriennes jugées coûteuses. Véritable chemin de croix pour atteindre les ports d’Abidjan et de San-Pedro. Que de barrages sur les trajets ! Que de rackets d’hommes en armes ! Des frais de route pouvant s’élever à près de 800.000 FCFA par camion. Sans compter le coût élevé du carburant. Les opérateurs qui utilisent les 2 ports comblent leur manque à gagner par la diminution du prix bord-champ.
Le dilemme des autorités locales
La fuite de l’anacarde, un dilemme pour les autorités administratives locales. Contre ou pour ? Officiellement contre, si l’on en juge par les multiples rencontres du préfet de Bondoukou à chaque traite pour mettre les forces de sécurité (police, gendarmerie, douane) devant leur responsabilité. Celle de surveiller les frontières.
En même temps, il faut « sauver » les pauvres populations qui ne jurent que par le cajou. Que faire ? Fermer les yeux pour ne pas voir ce qui se passe.
Plusieurs dizaines de camions chargés de dizaines de tonnes d’anacarde franchissent la frontière à des heures indues. Pas de point unique de passage. Les localités proches du Ghana (Bondoukou, Gouméré, Tanda,…) constituent des portes de sortie.
Le Ghana, grand gagnant
Le cajou de Bondoukou profite plus au Ghana qu’à la Côte d’Ivoire. Au niveau des recettes fiscales et de l’emploi des jeunes, notamment. Des centaines de millions de francs au préjudice du trésor public ivoirien. Mais des sommes faramineuses empochées par les personnes impliquées dans ce commerce. « L’État perd mais quelques individus gagent », déplore un responsable de coopérative.
En outre, c’est Sampa qui bouge économiquement au détriment de Bondoukou. La raison, toute simple. Pour stocker l’anacarde parti du Zanzan, les acheteurs internationaux y ont construit un grand entrepôt. D’une capacité avoisinant celle du Palais des sports de Treichville, à Abidjan. « Pratiquement une usine dans laquelle travaillent de nombreux jeunes ghanéens », affirme un jeune ivoirien. Des emplois perdus pour la jeunesse désœuvrée de Bondoukou.
Le désarroi des jeunes
L’enthousiasme que suscite chaque traite du cajou cache le profond malaise des jeunes. Qui ont le sentiment que le produit de leur sol profite aux citoyens d’un autre État. Pas une seule usine à Bondoukou.
Pour donner une chance à la construction d’une unité industrielle, une coalition de jeunes avait été créée. Ça, c’est la raison officielle. Objectif, freiner la fuite du produit agricole vers le pays voisin. Pour y parvenir, le bloc disposait comme moyen d’action la surveillance nocturne des voies de passage. Une méthode risquée, mais inefficace en raison de l’implication d’hommes en uniformes (douaniers, policiers, militaires,…). Qui encadrent les convois de camions. Mais de nos investigations, il est ressorti que ce commerce frauduleux profitait à certains jeunes. Pour obtenir leur silence, l’Union des acheteurs de Bondoukou (UNABO) versait, à chaque voyage, des commissions aux membres influents. Chacun empochait environ 100.000 francs CFA.
Le problème de l’anacarde, un casse-tête. D’autant plus que le produit a désormais un concurrent : l’amande californienne (almond), subventionnée par le gouvernement des États-Unis. Et ce n’est pas tout. Deuxième producteur mondial avec environ 450.000 tonnes derrière l’Inde, seuls 5 % de l’anacarde ivoirien est transformé localement.
La commercialisation de la noix de cajou pose problème à l’État. Si bien que ce dernier, obligé de violer ses propres règles en matière d’exportation en “légalisant” le départ des noix vers les pays voisins (Ghana et Burkina Faso).
La présence d’un transitaire
L’exportation des matières premières agricoles par voie terrestre, chose interdite en Côte d’Ivoire. Une circulaire de la direction générale des Douanes l’avait rappelé aux douaniers de Bondoukou, s’agissant spécifiquement de l’anacarde. Mais face à l’engorgement du port d’Abidjan, l’Union des coopératives de cajou de Côte d’Ivoire (UCCACI) a saisi l’ARECA du risque de paralysie encouru par la filière cajou si rien n’est fait pour écouler les stocks. L’autorité de régulation « a alors saisi la direction générale des Douanes qui, de façon exceptionnelle, a autorisé l’exportation de 30.000 tonnes de noix de cajou de Bondoukou vers le Ghana », affirme Sanogo Malamine, directeur exécutif de l’ARECA. D’où la présence d’un transitaire. Son rôle, accomplir les formalités administratives et douanières pour le compte de son mandant (UCCACI). En clair, le transitaire procède aux déclarations des marchandises (anacarde, poids, tonnage…), et collecte les sommes relatives au DUS (Droit unique de sortie) au profit du bureau des douanes. L’argent obtenu part ensuite dans les caisses de l’État (le trésor public).
Le rôle de la douane
La douane s’assure de l’exactitude des informations fournies par le transitaire en les vérifiant. Cette vérification ne se fait pas n’importe où. Selon l’article 38 du code des Douanes, « les formalités douanières ne peuvent être accomplies que dans les bureaux des douanes ». Et l’article 69 du même code de compléter : « les marchandises destinées à être exportées doivent être conduites au bureau des douanes pour y être déclarées en détail ».
Quand les douaniers se battent…
À Bondoukou, le processus se passe autrement. En lieu et place du bureau des douanes à Soko (frontière), c’est à l’escadron mobile de gendarmerie (en pleine ville) que les opérations de transit et de dédouanement se déroulent. Un douanier (ayant requis l’anonymat) accuse le Capitaine Ephiliet Dieudonné (chef de la Subdivision) d’avoir entretenu ce dysfonctionnement, en complicité avec la direction régionale, à Abengourou. Motif, faire de “fausses déclarations et empocher de l’argent”. Joint au téléphone, le Capitaine a démenti toutes les accusations portées à son encontre par ses collègues de Soko.
Mais notre source est formelle : seulement une infime partie de l’argent collecté par le chef de la Subdivision entre dans les caisses de l’État. « Il y a des niveaux de responsabilité en douane », selon notre interlocuteur. Qui explique qu’en matière de dédouanement, « la Subdivision est une coquille vide ». Elle ne peut se substituer au bureau, seul habilité à “dédouaner”. La Subdivision dépend de la direction régionale, qui a un rôle administratif. Quitte au directeur régional de déléguer une partie de ses pouvoirs au chef de la Subdivision.
Donc, pas de confusion de rôles. Raison pour laquelle chaque bureau des douanes est astreint à des obligations de résultat. Pas la Subdivision. Mais « le Capitaine Ephiliet s’est arrogé les prérogatives du bureau de Soko en tirant les déclarations », d’après notre interlocuteur. Conséquence, de fortes sommes d’argent ne seraient pas versées au trésor public.
Notre informateur affirme que pour les 30.000 tonnes autorisées à partir au Ghana, c’est 300 millions de francs de recettes exigés au bureau des douanes, à Bondoukou (Soko). À raison de 10 francs CFA de taxe par kg d’anacarde (DUS). Et selon l’ARECA, 23.000 tonnes de noix de cajou ont franchi la frontière, à la date du jeudi 23 mai 2013. Ce, depuis l’arrivée du transitaire. Au moins 230 millions de francs censés avoir été versés dans les caisses de l’État. Mais non. Le douanier nous apprend que seulement 60 millions de francs ont été versés. Les 170 millions restants seraient partis dans les poches de particuliers. Il n’a pas fourni de preuves. Mais l’homme persiste : « pour les 23.000 tonnes, seules 3 déclarations ont été tirées par le Capitaine de la Subdivision. À savoir les déclarations E1 (30 millions de francs), E2 (20 millions), et E3 (10 millions) ». Soit un total de 60 millions de francs.
En l’absence d’un pont-bascule, la détermination de la masse des produits se fait au “poids théorique”. On part du poids du camion. Pour une remorque de 40 tonnes, le DUS revient à 475.000 francs CFA. De 25 à 30 tonnes, environ 400.000 francs CFA. Et pour 7 tonnes, 300.000 francs CFA. Le manque de contrôle ouvre la voie à des déclarations à la baisse. L’argent du différentiel est empoché.
Finalement, les douaniers du bureau de Soko ont été mutés sur “faux rapport d’insubordination” du chef de Subdivision. Appuyé par le directeur régional, à Abengourou. Leurs remplaçants sont réduits à lever les barrages pour laisser passer les camions d’anacarde. Toutes les formalités douanières ayant été faites en pleine ville, à Bondoukou.
Joint au téléphone, le Capitaine Ephiliet a confirmé la vague de mutations sans entrer dans les détails.
L’implication de chefs militaires
Dans cette “mafia”, des noms de responsables de l’armée reviennent le plus souvent. D’après un haut responsable de la jeunesse de Bondoukou, les Commandants de l’escadron mobile de la gendarmerie et du camp militaire sont au cœur du système. Des militaires escorteraient les convois. Un travail fortement rétribué : 25.000 francs CFA par camion. Vu le nombre de véhicules constituant souvent le convoi (entre 50 et 200), c’est plusieurs millions de francs qui vont dans des poches particulières. Une rétribution gratuite. L’anacarde est en effet un produit national, qui n’a pas besoin d’escorte pour sortir du territoire. Le Commandant Soro Dramane des Forces républicaines a refusé de répondre à nos questions. Nous n’avons pu joindre son collègue de l’escadron. Ce dernier empocherait 10.000 francs CFA par voyage. Le corps préfectoral, pas en reste : environ 500.000 francs CFA par convoi. Le préfet a démenti l’information.
En clair, la grosse partie de l’argent de l’anacarde sert à alimenter une chaîne de “gros bras”. Certains, à Abengourou et Abidjan.
Des vagues de mécontentements
Ce semblant de normalité, pas au goût de tout le monde. En particulier l’UNABO, spécialiste de l’exportation frauduleuse du produit vers le Ghana. Le DUS constitue un manque à gagner à rattraper. Quand l’occasion se présente, cette coopérative d’acheteurs contourne le circuit officiel pour vendre frauduleusement de l’autre côté de la frontière une partie de l’anacarde. Le président de l’UNABO a décliné notre demande d’interview.
Les jeunes aussi sont amers. Depuis la présence d’un transitaire, ils ne reçoivent plus rien de l’UNABO. En dépit des apparences, la situation d’illégalité leur profitait. Les responsables des jeunesses recevaient environ 100.000 francs CFA par convoi.
Des exportateurs agréés ruminent leur colère. Ils dénoncent la situation de quasi-monopole de l’UCCACI et de la société AITM dans la zone. Les valeurs du libéralisme dévoyées. « L’exclusivité du marché à un seul exportateur et à un seul transitaire porte entorse à nous autres. Surtout que le port d’Abidjan est engorgé. S’il y a une porte de sortie, qu’on l’ouvre à tous ! », recommande le responsable d’une coopérative agréée à l’exportation.
Considérée comme la région qui produit les meilleures noix de cajou du pays, le Zanzan perd peu à peu ce privilège. Compte tenu de sa proximité avec le Ghana, et en raison du fait qu’elle s’en sort mieux à cause des prix qui y sont pratiqués, les productions d’Odienné et Korhogo viennent à Bondoukou. Conséquence, la qualité de l’anacarde local s’en trouve quelque peu altérée.
Vu les sommes colossales distribuées à chacun des maillons de la chaîne, on se dit que les exportateurs font des pertes. En fait, tout est compensé par le prix d’achat aux producteurs. Pendant qu’un chef militaire reçoit indûment 25.000 francs CFA pour son supposé rôle de sécurisation des véhicules, l’anacarde est acheté à 100 francs CFA le kg à un paysan ignorant. Impossible pour ce dernier de savoir si le pisteur en face de lui est honnête dans la pesée…
OSSÈNE OUATTARA
merci mon frère.
merci mon frère pour cet éclairage.